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Concentromètre portatif

Lucie Shaft, 2023, oeuvre-objet, oeuvre-outil

Comme la Disloupe panoramique, le Concentromètre portatif est une oeuvre objet, mais aussi, et surtout, une oeuvre outil.

En ceci, elle est profondément ambivalente. Expliquons : Le Concentromètre portatif a l'apparence d'un empilement tubulaire rigide et cylindropyramidal, de taille presque humaine, fixé sur roulettes. Il se dispose en open-space, et permet de capter le champ focusal des travailleurs situés  à proximité, champ qui équivaut, une fois multiplié par leur masse, à leur énergie de concentration. Depuis sa création, cette oeuvre outil, aujourd'hui unique, poursuit son chemin, d'open space en open space, permettant ainsi une cartographie du focus en zone tertiaire, dans le cadre d'une coopération avec la chaire d'anthropologie du travail de Berkeley. Mais cette oeuvre outil, et c'est là toute son ambivalence, est aussi une oeuvre-objet, une oeuvre dont l'existence ne se limite pas à son utilité d'outil, mais s'étend aux champs esthétique et artistique. Placée en open space, en tant qu'oeuvre objet, elle déconcentre, elle distrait, elle suscite curiosité, admiration, sympathie, énervement, et réactions diverses, et fausse par là le champ focusal des travailleurs cartographiés.

Ces réactions diverses sont précisément le principe à la source du mouvement du Concentromètre portatif. Provoquant une baisse du focus qu'il a pourtant pour but de cartographier, le Concentromètre portatif, une fois déployé à l'extrémité d'un open space sur demande d'un responsable, est rapidement renvoyé vers l'open space suivant, à mesure que ses effets d'oeuvre-objet sont révélés. Les roulettes du Concentromètre portatif sont volontairement rouillées, et son matériau est massif. Le déplacer vers l'open space suivant exige pour ceux qui s'y efforcent, de la persévérance et des précautions - les commanditaires du Concentromètre signent en effet une charte les avertissant de leur responsabilité en cas de détérioration du Concentromètre. Bien souvent, la seule solution pour déplacer le Concentromètre consiste à le soulever, ce qui requiert les efforts de trois personnes de force moyenne. C'est ainsi que l'artiste tient à rappeler que le Concentromètre portatif est portatif plus que transportable, et que sa migration - et donc la cartographie en résultant- est le résultat de sa nature d'oeuvre-objet, plus que la conséquence de son caractère d'oeuvre d'outil.

Avec le Concentromètre portatif, Lucie Shaft nous invite à reconsidérer notre rapport au travail, aux objets qui nous servent pour le travail, et mettre en évidence un risque majeur au sein des organisations. 

L'incursion du Concentromètre portatif dans un open space évoque la volonté de surveillance de l'intériorité de ses salariés, que pourrait avoir une entreprise,  pour s'assurer de leur entière allégation. Le Concentromètre portatif démontre qu'elle n'aboutit qu'à des valeurs faussées. Car, par son incongruité et par sa prétention, cette volonté provoque des réactions - ici les réactions d'interaction avec l'oeuvre objet - qui sortent précisément le travailleur de sa propre condition d'homme outil, pour réveiller sa condition d'homme sujet, pensant, ressentant, et donc plus que jamais opaque à la mesure de son champ focusal.

Une conclusion secondaire, et fausse,  que certains pourraient tirer de l'observation de l'oeuvre objet-outil qu'est le Concentromètre portatif, serait de veiller à ce que les outils à disposition d'un travailleur soient tout sauf de possibles oeuvres objets : elle emmènerait vers une esthétique aseptisée et fonctionnelle des environnements de travail. En d'autres termes, des bureaux gris et identiques seraient moins sources d'émerveillement visuel et donc à préconiser pour ne pas réveiller le rapport de sujet, ou rapport de pleine conscience, qu'un travailleur entretient avec son environnement. Cette conclusion fallacieuse est un des risques dont l'artiste veut nous avertir, grâce au Concentromètre portatif, toujours en lien avec les études menées par la chaire d'anthropologie du travail de Berkeley :

le jour où le travailleur s'éveillera de son long sommeil, s'il ne trouve autour de lui que des outils sans âme, et des hommes outils, il ira chercher ailleurs des sources d'émerveillement.

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